Le garçon en talons hauts - 27
Je suis arrivé à Courchevel le soir du dernier spectacle de mes anciens collègues au « Saint Nicolas ». C’était le nom de la discothèque. L’ambiance était étrange, lourde, quelque chose était brisé. Les retrouvailles sont courtoises, mais sans plus. Nous avons soigneusement évité de parler de choses qui fâchent.
Il était évident que je n’avais plus envie de les suivre, mais il était également certain qu'ils n'avaient plus envie de travailler avec moi. Je ressentais une étrange sensation, un peu comme celle que doit sentir un couple qui divorce.
J’ai donc enchaîné seul le mois de janvier. Pas seul sur scène évidemment, d’autres artistes avaient été engagés. Il y avait Lisa qui imitait Marie Laforêt comme personne, une artiste absolument délicieuse. Je retrouvais aussi Sabrina By Night qui était venue travailler un peu avec nous à Bruxelles autrefois. Et la « surprenante » Stéphanie Trottoir, un drôle de personnage.
J’ai vraiment apprécié ce mois à la neige. Remarquez, il y a pire comme endroit en janvier que Courchevel 1850 ! Le travail était très différent de celui que je connaissais avec ma troupe. J’étais beaucoup moins stressé de ne pas avoir le poids de tout le spectacle sur le dos. Je n’étais responsable que de mes prestations. Je dois d’ailleurs avouer que notre show n’était pas mirobolant. Individuellement, les artistes avaient de bons numéros, mais le tout manquait à mon sens de cohérence. Mais ce n’était plus mon problème.
Au quotidien, je vivais une solitude sereine.
J’ai évidemment fait mes premières glissades sur les pistes des trois vallées. Je n’avais jamais skié de ma vie, mais Pierre un magnifique jeune client de la discothèque s’est très vite proposé de m’initier.
J’ai découvert autre chose, mon statut privilégié d’artiste de cabaret !
« Le Saint Nicolas » était la seule boîte à proposer un spectacle transformiste. Il était par conséquent un lieu incontournable pour les noctambules de la station. Je vais pénétrer l’univers des touristes les plus fortunés. (A l’époque il ne fallait pas obligatoirement parler russe.) Ce genre de clientèle adorait nous apprivoiser. De ce fait, nous étions très régulièrement invités dans les plus grands restaurants et palaces de la station. Où alors, c’était les patrons d’établissements à la mode qui nous invitaient. Il était impératif pour eux que leurs affaires aient l’image d’endroits branchés. Et pour cela, rien de mieux qu’ils soient fréquentés par des artistes comme nous. Bien souvent les patrons de bars nous disaient :
-Vous passez prendre l’apéro ? Vous venez « en femmes » bien entendu, c’est plus délire !
Mais évidemment, prend moi pour une conne !
Une « créature » rousse assise à un bar à 19h, cela crée de l’effervescence ! Il est évident que le commerçant s’offrait une belle animation au prix de quelques coupes de champagne. Mais comme nous n’avions rien de mieux à faire, nous participions à la mascarade ! Je me suis donc régulièrement retrouvé en début de soirée, en talons hauts, dans les rues enneigées de Courchevel.
Je croisais les derniers sportifs qui rentraient se changer à leurs hôtels pour entamer une nuit de folie. Ils me criaient :
-A tout à l’heure, on vient voir le spectacle, on boira un verre ensemble après…
En réalité, j’étais « homme sandwich » mais sans les pancartes et en talons hauts !
Un soir, il avait neigé plus que d’habitude, j’avais beaucoup de mal à traverser la rue avec mes escarpins. On aurait pu imaginer que j’étais totalement ivre. A un moment, je vois une camionnette de gendarmerie s’arrêter à ma hauteur. Je me suis dit « eh merde, ils vont me chercher de noises », en réalité ca c’est passé tout autrement. Les gendarmes sont sortis du véhicule et sont venus à ma rencontre :
-Voulez-vous que l’on vous aide ?
J’étais stupéfait !
Pour la saison d’hiver à Courchevel, des dizaines de gendarmes venaient renforcer le contingent habituel. Ils sont en général jeunes et passionnés par le ski. Bref, ils étaient absolument charmants. Les jours qui ont suivi, bien souvent lorsqu’ils me croisaient dans les rues, ils s’arrêtaient et me disaient :
-Adrien, monte, tu vas où ? Viens on t’emmène.
Parfois, il était très tard, ils me reconduisaient chez moi. « Le jeune gendarme en renfort pour la saison d’hiver n’est pas farouche » ! Oh je peux le dire maintenant, il y a prescription. Ils montaient prendre un dernier verre et allez savoir pourquoi, sur les photos qu’il me reste, ils sont tous en caleçons !
Bref, vous l’aurez compris nous avions une vie effervescente en dehors du spectacle. Que cela soit les clients ou les patrons qui nous invitaient, nous vivions comme des « Princes ». Je ne sais à combien me serait revenues mes additions au Byblos, au Chabichou ou à La Bergerie pour ne citer que ces établissements, si j’avais du ouvrir mon portefeuille.
Et c’est sans parler des personnalités qu’il nous était possible de côtoyer de très près. Je me suis par exemple retrouvé un soir à la table de « Baby Doc ». J’ignorais absolument qui était ce monsieur. C’est un serveur du restaurant qui m’a dit discrètement :
-Tu sais qui c’est ?
-Non, c’est qui ?
-Un dictateur chéri ! (On dit beaucoup de « Chéri » dans ce milieu.) Il y a trois ans il était encore président de la République d'Haïti !
-Ah bon !
J’ai préféré quitter discrètement la table pour me joindre à celle de Gérard Majax. L’ambiance y était beaucoup plus festive !